C’était l’heure et j’étais au centre, étendu de tout mon long, coupé en deux sous un drap blanc aux plis impeccables. A mi-corps, mes mains avaient été jointes, elles partageaient mon buste endimanché de mon bas ventre où mes deux jambes raides étaient encore attachées. Mon col de chemise devenu trop large entourait mon cou amaigri, le dernier bouton n’était pas fermé. Je n’avais jamais pu supporter la cravate, car j’y voyais une concession à la pudeur, et j’aimais sentir mes interlocuteurs glisser leur regard dans mon col, à la naissance du cou.
C’était justement ce à quoi Hélène s’adonnait. Depuis plus d’une heure, assise là, à un mètre de moi, elle avait d’abord longuement étudié mon visage. Silencieux, les yeux clos, mes joues étaient creusées, plus encore que mes orbites oculaires, et mes lèvres toujours charnues avaient perdu leur couleur. Pour qui m’aurait croisé ou comme Hélène, mieux connu, je crois qu’il était encore possible de sentir, par delà les paupières, la présence bleue de mes yeux. Contrairement à mon habitude, mes cheveux bruns et grisés aux tempes, avaient été coiffés avec soins. Ce n’était pas de mon goût et comme je le pense, pas de celui d’Hélène non plus. Elle redoutait ce qui cherchait à paraître impeccable. Selon elle, la perfection figeait et mettait à distance. De taille moyenne, elle était fine et savait se mettre en valeur par les vêtements qu’elle portait. Ses cheveux blonds bouclés entouraient avec douceur un visage un peu anguleux que perçaient deux yeux vifs et verts. D’elle émanait une assurance certaine. Ses gestes étaient précis et sa voix posée. Pour l’occasion, elle avait passé une robe sobre et brun sombre, que réveillait un petit foulard de soie, vaporeux et rose, noué autour de son cou.
Autour de nous, l’espace impersonnel était resté figé à une époque que je n’ai pas connue. Deux photographies de paysages alpins enneigés se faisaient face, accrochées aux murs blancs. La pièce était presque carrée et fermée d’un rideau froncé aux motifs géométriques qui rappelaient les tentures que j’avais pu voir dans des films des années cinquante. Une suspension au centre du plafond diffusait une lumière glauque qui peinait à aller jusque dans les coins. Sous la lumière, à ma tête, un bouquet de fleurs dans son vase avait été posé pour la circonstance. Rouges, roses et violettes, les fleurs étaient fraiches et naturelles, rien à voir avec celles, poussiéreuses et artificielles, piquées dans les coupes de la salle d’attente. Avant d’entrer me voir, Hélène avait du attendre dix bonnes minutes dans un fauteuil recouvert de skaï couleur moutarde, assorti au rideau qui la séparait encore de moi. L’homme en blouse blanche qui l’avait priée de patienter, occupait un petit bureau attenant, dont l’aspect général ne dépareillait pas avec les autres pièces. A l’arrivée d’Hélène, il consultait ses SMS. La trentaine, blond aux traits encore juvéniles, ses cheveux étaient raides, un peu long dans la nuque et effilés. Ses yeux, petits, étaient marrons et sans intérêt particulier. Ce qui chez lui était notable, c’était la finesse de ses mains et la longueur de ses doigts.
Il était de service quand j’avais été amené. Il avait trouvé ce poste deux ans plus tôt. C’était calme, il ne s’en plaignait pas. Et puis, pour s’y rendre à partir de chez lui, il lui suffisait de quarante minutes porte à porte avec la ligne 4. Son bâtiment était placé à la toute fin de l’hôpital, si bien qu’en entrant par l’arrière, il était sur sa ligne et sans changement. De la station Alésia au n°96 de la rue Didot, il avait dix minutes de marche. Romain Dupuis vivait dans le dixième arrondissement, un peu en dessous de la gare de l’Est. C’est pour mieux gagner sa vie qu’il avait postulé dans un service de pompes funèbres, car avec une licence d’Histoire de l’art, il n’avait d’abord rien trouvé de mieux que des CDD comme surveillant de salles dans les musées, payé tout juste le Smic. La fréquentation des morts n’était finalement pas très différente de la compagnie des œuvres d’art, et dans les deux cas, la relation aux visiteurs restait distante, ce qui lui convenait. De son poste, il pouvait observer ses congénères en toute tranquillité tant ils étaient absorbés par l’objet de leurs pensées. Et puis, il aimait par-dessus tout le silence.
au centre : ranger ; classer ; archiver
un meuble blanc à archives ; tiroirs ; plus haut que taille humaine ; en forme de croix de saint André, couleur et forme : la clarté du blanc révélée par une lumière noire et l'ordre de la géométrie, forme abstraite et non naturaliste, l'information voulue intelligible ; à l'intersection et inaccessible : la boite noire (vérité) de la réalité (combinaison – quatre bras – des faits réels ; le concept de « transexpérience » référence à Chen Zen)
la salle est plongée dans l'obscurité ; le savoir vient de la mise en « lumières » de la réalité, qui incarne le « bruit du monde » ; la bande son du monde est diffusée en continu
de part et d'autre du meuble à archives : le monde qui va ; la mémoire
un mur d'écrans concave diffuse toute l'actualité filmée, en couleur, sans hiérarchie : le cours continu des événements – l'Elysée, l'intérieur d'un stade, la bourse, le ciel, un carrefour, l'intérieur d'un appartement, une boite de nuit, une mosquée, une synagogue, une cathédrale...
et un écran convexe, tapissé de dépêches AFP, sans hiérarchie, elles s'inscrivent chronologiquement. Sur celui-ci sont projetées des images en noir et blanc : ce qu'on a retenu des événements et qui passe à la mémoire
l'espace décrit : empêcher de tout embrasser en Une fois
concave et convexe pourraient de par leurs formes s'imbriquer et donc se correspondre. C'est une vue de l'esprit. La sélection de l'information symbolisée par le meuble de classement, empêche le visiteur d'embrasser l'ensemble. L'espace où il est plongé est un espace de résonance, où circule l'information déviée dans son parcours par les bras de la croix qui font obstacle.
mercredi 22 novembre 2006 15h15 – métro parisien ligne 4
toux, claquement, crissement de pneus, portes qui s'ouvrent tour à tour, sonnerie, fermeture en une fois, voix enregistrée : la station cité est fermée au public prochain arrêt saint-michel, bruit de plastique, froissement de papier, une sonnerie, bruit cadencé monotone de machine en mouvement sur des rails, claquement de strapontins, sonnerie, fermeture de portes automatique, une fermeture éclair de sac qui s'ouvre, un livre est ouvert, le bruit mécanique couvre les conversations, une page est tournée, sac plastique, voix enregistrée : merci de votre compréhension, portes qui s'ouvrent tour à tour.
roulement de tambour, tempête en mer, bruit de tangage, claquement, SILENCE, un avion passe, bruit de réacteur, machine à pistons, passage à niveau, voix passager : on est à denfert-rochereau.
mercredi 22 novembre 2006 17h27 – musiquedimanche 26 novembre 2006 – carrefour Daumesnil –Michel Bizot
une mobylette s'arrête, une voiture ralentit, un scooter accélère, en fond, le ronronnement de la ville, des talons claquent, une voiture accélère, débrayage, circulation. un bus file, un avion est très haut. rires. une voiture ralentit, démarrage, la boite de vitesse accroche, des chaussures raclent le trottoir, voix, voiture, toux, voiture, clés, des talons claquent, voix, VEHICULE DE NETTOYAGE, « j'espère qu'il a prévu... », circulation, rayons de vélos – bruit de crécelle, « alors », vélo, « c'est la porte Dorée là-bas, une station », talons, klaxon, vélo, démarrage au feu, moteur poussé, de l'espagnol, pétrolette, voiture, sirène des pompiers, démarrage, sirène des pompiers, crissement, éternuements, vrombissement, des pigeons roucoulent, vélo, piétons, « ça va chef ? » - « ça va toi ?», voiture, circulation, scooter, bruit de portière, voix, bruit de portière, démarrage. une tasse est reposée sur sa soucoupe. vélo, un caddie sur les pavés, voix, une porte se ferme, voix, « saint-émilion », « je serai encore là » - « quand, tu dis ?... », vélo, voiture, sifflements, voix, aboiements, voiture, trafic, voix d'enfants, une poussette passe, VOIX D'ENFANTS, motos, pas chassés, un avion passe haut, circulation, « je te jure, c'est à moi de traverser. La voiture, elle me fonce dedans... »mardi 28 novembre – ligne 8
« - mais arrête ! t'as décidé de pas être sympa ou quoi ?
- rires
- quoi arrête, je croirais entendre ma mère »
De l'institution à l'espace marchand, il n'y a qu'un pas. Entre Beaubourg et Le Grand Palais, par la rue de Rivoli, on longe le Grand Louvre pour traverser les Tuileries. Et c'est là même que s'est tenue ma 2ème expérience, à l'occasion de la FIAC 2006, pendant et un peu après.
Au départ, tout ceci n'était pas prévu. Venant de voir l'exposition Friedlander au Jeu de Paume, je décide de passer par le jardin des Tuileries. Je devais alors me rendre rue Beaubourg et j'avais un peu de temps devant moi avant l'heure de mon rendez-vous. Je savais bien que des oeuvres d'artistes, représentés par des galeries exposant à la FIAC, se donnaient à voir ; la Foire d'art contemporain prenant place en deux lieux, les organisateurs ont prolongé celle-ci en extérieur, afin de les relier.
Le jardin des tuileries investi ! Je décide de repérer les œuvres et de les photographier. Mon parcours initialement prévu pour relier Friedlander à mon rendez-vous, s'est finalement transformé en déambulation au gré de l'exposition au jardin des Tuileries.
C'est à ce moment que je décide de transformer cette dérive en expérience. Je reviendrai une fois la FIAC terminée, retrouver les emplacements des sculptures, dans l'idée de rencontrer les « traces » des objets une fois qu'ils ne seront plus là. Traces réelles ou traces dans mon esprit par le travail de la mémoire. Comment re-vivre un lieu quand sa configuration s'est transformée. Une fois qu'il y a eu présence de quelque chose devenue absence du lieu, comment peut-on reconsidérer celui-ci?
Je suis partie du mot Figure avec l'objectif de rejoindre le mot Espace et repartir de celui-ci pour revenir à Figure. Je me suis donné comme principe de progression de retenir dans la définition en cours le mot qui me séduit et d'aller, du coup, chercher sa définition. Me fixant ce protocole, je savais pouvoir avancer de proche en proche mais sans la moindre idée de la distance, en nombre de mots, que j'allais parcourir.
Résultat : figure