La peinture est chose mentale. La peinture d’Anne Guillotel est chose sensible. À l’instar de l’aphorisme bien connu de Léonard de Vinci « pittura e cosa mentale » et d’un croisement de sens qu’elle imagine elle-même en travaillant, je subodore que, pour Anne Guillotel, la peinture est une production sensible dont chaque geste pictural est attaché à une perspective.
J’entrevois en conséquence l’artiste destiner son travail à quelque chose de plus qu’un travail d’exécution, questionner l’inexpérimenté, ouvrir l’expérimentable. Je la vois chercher un accomplissement comme on relie d’amont en aval chaque tableau, chaque geste du travail pictural à plus fort qu’un effet de style …
En 2010, préférant avancer dans la création d’un univers singulier plutôt que s’en tenir au formalisme aisé des reprises du genre de celles qui font refaire indéfiniment la même image ou le même tableau sans autre objectif qu’un filon substantiel, Anne Guillotel a choisi d’approfondir le sens de son travail. Ses tableaux étaient des œuvres uniques ou des assemblages, elle préfère aujourd’hui aborder l’ordre spécifiquement séquentiel des polyptyques. Des études précédentes, elle garde l’énergie des recherches intuitives qui font sens. La série « Pastoralement même » évoluait entre paysages informels et compositions suggestives, où les formes naturelles et les colorations vives dominent, entre des mises en scène théâtrales et oniriques, entre des recherches d’installations et d’œuvres in situ ou des dessins imaginaires et cependant inspirés par la géométrie et l’univers des mathématiques.
L’ensemble des peintures qu’elle expose durant ce mois au Centre d’art contemporain Aponia s’intitule « donc » To be continued parce qu’il repose sur des axes de recherches et d’autres références qui pour l’artiste sont l’occasion de penser arbitrairement que la peinture doit se reprendre d’elle-même pour progresser. À l’entendre, il faut désocler les habitudes pour donner au fait de peindre un contenu toujours critique, il faut affronter un renouvellement technique, risquer une nouvelle empreinte artistique si nécessaire et entre les deux approches personnelles et objectives du geste pictural peut-être oser dire dialectiquement son nom d’artiste. Pour ces raisons entremêlées, la série To be continued (« A suivre ») résonne autant comme un tocsin et comme un manifeste que comme un élan en passe d’être retrouvé.
De quoi sont faites les peintures actuelles d’Anne Guillotel ? « To be continued » se présente comme une série de peintures figuratives et narratives dont le mode d’exposition confirme des accents filmiques. Chaque tableau, en mêlant réalisme et abstraction, fait osciller chaque composition entre allusion et illusion. On remarque des sujets centrés ou isolés sur des fonds suggérant des contextes et des opportunités, divers temps et diverses situations complexes où la réalité commune tombe. N’était-ce encore ces entre-deux où s’immisce une culture de la brièveté subreptice et de la note visuelle, je me demande si l’artiste s’est prise pour la réalisatrice d’un film, ou si elle a cherché à s’approprier sa peinture par un geste de photographe au moment clé du déclenchement de son appareil de prise de vues.
Certaines œuvres laissent aussi percer des reprises d’œuvres historiques, de tableaux volontairement repeints dans une imitation formellement « borderline » et juste assez trahis pour inversement renvoyer à des artistes ou des pratiques qui lui sont chers. Chaque tableau présente par ailleurs des zones délimitées, proches de la monochromie, ou les noirs et les terres d’ombres dominent, où l’incertitude des fonds rejoint celle d’espaces supposés plutôt qu’exposés. S’agit-il de sensations et d’impressions rétiniennes ou de mouvements tantôt fugaces tantôt subreptices de l’atmosphère ? On remarque à ce titre les marques de gestes de floutage occasionnés par les faisceaux de lumières d’intérieur supposées ou révélées par des traces traitées comme des stades de perceptions optiques.
Si les peintures d’Anne Guillotel n’affichent pas de sujet réel ou définitif mais plutôt des ébauches de scènes et d’environnements, si quelquefois sa technique brille simultanément par son habileté ou par une maladresse à l’évidence feinte, la présence passagère de corps et d’objets dans des contextes chargés d’intimité et de mystère permet de songer que ses œuvres sont peut-être pour elle des objets artistiques flottant entre deux mondes, l’un semblant composé de rêves endormis et l’autre de rêves éveillés.
N’était-ce ces contextes particuliers à partir desquels l’artiste joue des profondeurs imaginaires de l’image, le dispositif de refondation que présume le polyptyque et la série To be continued offre opportunément pour l’un de purs sujets d’expérimentations picturales et, pour l’autre, l’occasion d’hommage à des artistes et des courants artistiques. Dans ce sillage, l’artiste rencontrée en juin dernier dans son atelier parisien adosse sa réflexion contre un process créatif qui, en multipliant et en diversifiant les occasions de pratiquer l’art de peindre ne se dissimule pas d’être infini : «…Les œuvres étaient formelles je les ai ouvertes », « le dessin je le cherche », « je vais chercher où je ne connais pas… » Plus récemment, d’autres résonances entendues dans son nouvel atelier de Bagnolet se veulent plus précises : « mon espace intérieur, je le montre (sic) dans mes histoires », «… plutôt que la forme, le fond Anne Guillotel est le sujet qui m’intéresse… », « To be continued est une série de peintures sur le risque de la peinture statique, (comprendre : sur le danger de scléroser son travail par le formalisme ), « …J’aime l’intention du baroque, j’aime la confusion », Rembrandt, le clair obscur et les caravagistes… »
Anne Guillotel parle de sa peinture en passant par le suivi processuel des autres artistes. Le baroque est pour elle autant une esthétique du bizarre emportant les formes dans des torsions inhabituelles qu’un mouvement aigu d’attention porté aux effets d’aperçus rétiniens à travers lesquels l’expression plastique libère ses matières et crée du sens.
Les peintures d’Anne Guillotel fonctionnent par plans et par jeux de cadrages ou d’angles de vues. Le polyptyque « To be continued » décline quant à lui, un dépliement séquentiel et fluide faisant que chaque tableau bénéficie d’articulations plastiques spécifiques. Ainsi, les cadrages des peintures d’abord inspirés par des opérations savoir académique, trouvent dans des usages détournés de la norme des ressources autres. Si certaines œuvres affichent ainsi clairement un regard frontal pour absorber le regardeur, d’autres semblent conçues pour rétrécir le champ visuel sur les dimensions du tableau, pour séparer ou extraire une scène particulière du monde environnant et pour nous transformer en passant et en voyeur. D’autres semblent au contraire fondées sur une expansion fantasmatique jusqu’à engager des profondeurs psychiques. Il y a aussi des vues impliquant un regard en biais ou simulant presque jusqu’au trompe l’œil une gauchisation de la surface, sensation à compter de laquelle le spectateur peut être invité à percevoir la perspective du tableau ou de la séquence qu’il incarne comme une anamorphose. D’autres manières consistent semble-il à repousser les limites et la surface du tableau, en suggérant des hors-champ, comme des oppositions entre des zones vides et des surfaces occupées, comme des apparences de reliefs et des sortes de trous caverneux comme l’implication d’un miroir et parallèlement celle de démultiplication du sujet et l’illusion d’espaces, le tout pouvant aller jusqu’à des sphérisations rappelant à la fois un œil et un monde. Mais au départ, grâce à des chevauchements d’écrans ou des stratégies opportunes de rideaux, on songe à des peintures combinées de paravents et de coulisses, tout un jeu d’apparitions et de poursuites d’images et d’histoires.
Jamais fixe et Jamais plate, et surtout jamais complètement isolée, chaque œuvre file de toute façon des témoignages d’instantanés et une histoire en partie magique. Par ses affinités avec les images séquentielles, le polyptyque induit une attention spécifique aux séparations comme aux liens des vues entre elles. Jusqu’à la fin supposée de l’histoire.
De sa formation d’abord scientifique (c’est une matheuse), puis de sa formation purement artistique (en histoire de l’art, en arts plastiques, à la danse…), Anne Guillotel a conservé à la fois le goût des structures organisées et le plaisir des créations imprécises. Sa production faite d’oscillations entre réalisme, narration et abstraction procède surtout d’éloignement et d’écarts, de formes que leur contour précise et aussi d’envolées. Elle se définit comme une conteuse mais joue avec les résonances, se proclame exclusivement peintre mais ne dédaigne pas investir plastiquement ses tableaux des échos d’autres pratiques artistiques, lesquelles entraînent, comme on le comprend également, des préoccupations spécifiques. Compte tenu de son évolution, l’enjeu créatif du polyptyque est sans aucun doute une étape dans sa progression artistique. C’est aussi une production vivante que l’artiste veut rendre sensible au lieu de son d’exposition, à travers sa forme, sa surface, son volume, sa clarté ; à l’instar des livres animés dont les histoires et les pages se découpent en reliefs et en jeux de languettes, qui toutes choses égales font apparaître To be continued comme un conte sur les dépliements et les réaménagements de ses théories esthétiques. Anne Guillotel se définit résolument en tant qu’artiste pensante et comme artiste sensible à ce qui porte sur une pragmatique de l’art, plutôt que comme artiste murée dans une production stylistique irréfléchie.
Par ses caractéristiques visuelles générales, l’ensemble de tableaux « To be continued » multiplie les apparentements avec le cinéma. Un tableau égale une prise, un écran, une séquence resumée à une scène clé. Anne Guillotel peint le mouvement, l’évolution et la place changeante des êtres et des choses, les changements, l’arrêt et la pause momentanée, les cuts avant leur montage, un souffle retenu, l’avancement furtif d’une action, un coin imprévu du regard, ce qui est ponctuel, le piquant d’un geste subtil, l’aperçu et l’entrevu, le contenu et l’élargi… Son travail, constamment tenu à l’écart des satisfactions définitives, confirme avec l’appropriation de l’œuvre à faire sous la forme du polyptyque que l’acte de peindre peut se prévaloir d’une re-création continue. To be continued : A suivre …